Aïssa Dione forme des tisserands à l’IFAN, à Dakar. KHALIFA HUSSEIN Rouge, blanc, bleu, Pénélope des temps modernes, Ramatoulaye Sall, 37 ans choisit sa laine et peigne les rangs qu’elle vient de tapisser en suivant au millimètre le canevas installé sous son métier ; un modèle qui lui indique le dessin à suivre. Commande privée ou cadeau diplomatique qui sera offert par son pays à un chef d’Etat étranger, la licière sait que son travail, comme celui de la trentaine d’autres liciers de la Manufacture sénégalaise des arts décoratifs (MSAD) est une vitrine du savoir-faire national. Les tapisseries qui sortent de l’atelier national de Thiès se retrouvent sur les cinq continents, accrochées dans des lieux hautement symboliques, comme la grande salle de conférences au siège des Nations unies, à New York, ou le siège du FMI. Lors de sa dernière visite officielle à son homologue sénégalais, fin 2022, le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, en a reçu une en cadeau. Lire aussi : Sénégal : à Dakar, plein feu sur les métiers d’art A 70 kilomètres de là, dans le quartier industrieux de Dakar, la centaine de tisserands qui s’activent derrière les métiers manuels ou motorisés d’Aïssa Dione ne savent pas non plus quelle demeure sera habillée des étoffes d’exception qu’ils composent là, fil après fil. Le textile d’ameublement d’Aïssa Dione a décoré la maison où ont vécu Yves Saint Laurent et Pierre Bergé à Tanger, la Fondation Barnes à Philadelphie, mais aussi les yachts de quelques milliardaires en vue. Dans les boutiques chics de Paris, Tokyo ou Zurick, chez Hermès, Fendi, ou Rose Tarlow, un public international, aisé et raffiné, les choisit pour leurs harmonies de couleur et la beauté des tissages traditionnels. Le travail des fils et des laines est comme inscrit dans l’ADN du Sénégal. Quand, le 4 décembre 1966, le président sénégalais Léopold Sédar Senghor inaugure la Manufacture nationale des tapisseries – qui deviendra ensuite la Manufacture sénégalaise des arts décoratifs (MSDA) –, le premier président de l’ère post-indépendance, insiste sur la nécessité de « trouver un style national et des techniques modernes accordées à notre temps » ; une manière de se souvenir que « l’origine de la tapisserie se situe en Afrique, en Egypte, 3 000 ans avant Jésus-Christ », comme il le rappelle ce jour-là. Le coton manque Revenir à l’« Afrique mère » avec un artisanat modernisé, c’est l’esprit qui a présidé à la naissance de la Manufacture sénégalaise des arts décoratifs et c’est toutes proportions gardées celui qui anime Aïssa Dione et l’encourage, depuis 1985, à se battre pour que son pays ne perde pas ce savoir-faire ancestral et développe une filière textile haut de gamme. C’est ce qui l’a poussée à penser des tissus d’ameublement fabriqués avec du coton cultivé sur place, tissé avec un design contemporain. D’autres comme elles mènent ce combat à plus petite échelle, dans le fond des cours de Dakar ou de Saint-Louis, la ville historique du nord du pays. Comme à la grande époque où chaque famille aisée disposait de son métier à tisser dans son jardin et faisait venir quelques mois à domicile un tisserand qui manufacturait des pièces nécessaires à la vie de la maisonnée. Lire aussi : « Textiles africains », une ode à la richesse des tissages du continent Mais, aujourd’hui, la matière première manque. Dans ce pays où l’administration coloniale avait pourtant poussé les paysans à planter du coton et où cet « or blanc », avait un temps structuré les économies agricoles, le coton s’exporte désormais à l’état de fibre vers la Chine et la dernière filature industrielle du Sénégal a été mise en sommeil en partie pour cette raison. S’il reste quelques productions artisanales, ici et là, Aïssa Dione doit importer son coton filé pour alimenter ses ateliers et que le geste ancestral des tisserands ne s’évanouisse pas à jamais. L’heure est d’autant plus grave qu’il n’existe aucun lieu officiel de transmission de ce métier, aucune école. Quand il se fait encore, l’enseignement de ce métier d’homme se passe de père en fils, dans le secret des familles. Dans une cour de Saint-Louis du Sénégal, Hassan Dop tisse. Comme entre Hassan Diop et son fils Wallis de 23 ans, dans une cour de Saint-Louis. « Dans cette ville, en 1990, nous étions 150 tisserands. Aujourd’hui, nous ne sommes plus que deux et moi j’ai 57 ans, je ne serai pas éternel », prévient Hassan, pieds nus dans le sable à actionner les pédales du métier sur lequel il tisse un pagne. Son fils, lui, sépare les fils pour que le motif choisi soit bien respecté, ligne après ligne, sans erreurs sur les changements de couleurs. Demain peut-être Wallis succédera à son père au poste de tisserand, au bout du métier, « mais il n’est pas encore prêt », précise Hassan, prudent. Ce métier, il essaie de le transmettre, conscient que c’est une richesse cachée, l’un des trésors en perdition du Sénégal. Hassan Diop a en plus conscience d’être une exception. Il est de l’ethnie des Toucouleurs, alors qu’en général ce sont les hommes de l’ethnie manjacke qui détiennent et exercent ce savoir-faire ; un peuple originaire de Guinée-Bissau et de Casamance, au sud du Sénégal, qui cultive ce geste depuis le XIXe siècle et vendait au XXe ses compétences, se déplaçant d’une maison bourgeoise à une autre une partie de l’année, à Dakar et plus au nord encore. Des ateliers ponctuels Car, ici, le pagne tissé scande la vie des familles. Il est offert au mariage et chaque femme doit en posséder plusieurs, bien pliés et rangés au fond des armoires ou des malles. Il sert à enrouler le bébé juste né et aussi le corps des défunts. C’est une pièce précieuse tissée par bandes étroites qui sont cousues ensemble pour former un large tissu rigide et chaud. Newsletter « Le Monde Afrique » Chaque samedi, retrouvez une semaine d’actualité et de débats, par la rédaction du « Monde Afrique » S’inscrire Pour que ce savoir-faire entre dans la modernité, Aïssa Dione a transformé les métiers traditionnels et fait passer la largeur des bandes tissées de 15 cm à 90 cm, puis au-delà pour l’ameublement. Elle a bien imaginé un projet de création d’un lieu de formation, mais la cheffe d’entreprise n’a pas trouvé de financement. Sous l’égide du 19M, lieu de valorisation des métiers d’art qui regroupe douze maisons travaillant pour les collections Chanel, quatre semaines d’ateliers conjoints entre des artisans français et sénégalais ont été organisées en février et mars pour lancer les échanges au sein de cette communauté professionnelle, dont une sur le tissage. Une opération prolongée par un mécénat financier ( composé de bourses offertes à 150 étudiants sénégalais pour suivre un cursus de l’artisanat de la mode à Dakar et d’un équipement installé dans des associations, des ateliers solidaires et même chez des artisans). Une façon d’aider à inscrire la démarche dans le paysage et dans le temps sans empiéter sur les prérogatives des acteurs locaux ; de donner un coup de projecteur sur le tissage comme la broderie en avait bénéficié lors de la création des ateliers de Thiès dans les années 1960. Avec derrière un but : que le bouillonnant milieu de la mode dakaroise fasse de ce savoir-faire ancestral une force et une arme. Cet article a été écrit dans le cadre d’un partenariat avec la Galerie du 19M Dakar. Maryline Baumard(Dakar, envoyée spéciale)
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