le courage d’une femme dans la guerre



FABRICE COFFRINI / AFP Il est des récits de vie que l’on redoute de lire ou d’entendre tant on les imagine par avance chargés d’une tragédie insupportable, alourdis à l’extrême de ces abominations dont l’homme seul est capable. Mais par sa pertinence et son honnêteté, Notre force est infinie, l’histoire de la Libérienne Leymah Gbowee, plongée adolescente dans l’horreur de longues années de guerre puis devenue militante de la paix au point d’obtenir le prix Nobel en 2011, entraîne bien au-delà de pareilles craintes. Parce qu’on y sent l’autrice désireuse de contribuer par son témoignage personnel à un récit beaucoup plus vaste : celui, insuffisamment entendu et pris en compte, des femmes au cœur des conflits. Des femmes africaines de surcroît : « Un jour, un journaliste étranger m’a demandé : “Avez-vous été violée pendant la guerre au Liberia ?” Quand je lui ai répondu non, je n’ai plus présenté le moindre intérêt pour lui […] Ceci n’est pas une histoire de guerre traditionnelle […] Je ne l’avais jamais entendue auparavant, parce que c’est une histoire de femme africaine et que nos histoires sont rarement contées. » Vertigineux parcours que celui de Leymah Gbowee. Née dans une famille modeste de Monrovia, elle appartient à un pays fondé artificiellement en 1822 par une colonie de Noirs américains libérés et d’Africains de sang-mêlé qui, terrible ironie de l’histoire, s’imposent aux différentes communautés africaines locales en s’arrogeant les pouvoirs politique et économique. « L’origine de nos ancêtres déterminait notre place dans l’ordre social », déplore la narratrice, pour qui « l’iniquité sociale, le partage inégal des richesses, l’exploitation des indigènes et leur désir de reprendre ce qui leur appartenait » sont les clés d’explication des problèmes du pays. Un quotidien de survie Leymah commence ses études supérieures lorsqu’en 1989, des rebelles armés dirigés par l’ancien membre de gouvernement Charles Taylor fondent sur la capitale depuis la frontière ivoirienne, déclarant vouloir renverser le président Samuel Doe. Aux premiers tirs d’AK47, le déni et l’incrédulité de la famille Gbowee le cèdent brutalement à la réalité. En quelques jours, en raison d’un conflit de pouvoir doublé de tribalisme qui met le pays à feu et à sang, la vie de Leymah et des siens, comme celles de centaines de milliers d’autres Libériens, bascule dans la terreur : « A dix-sept ans, on n’a pas l’habitude de penser à la mort, surtout pas à la sienne. Soudain, elle m’environnait de toute part, et j’ai été obligée d’admettre qu’elle pouvait survenir à n’importe quel moment. » Lire aussi : Article réservé à nos abonnés Leymah Gbowee, « guerrière de la paix » au Liberia Leymah Gbowee fait le récit sans concession de la guerre vue du côté des femmes et des foyers, entrant dans les mille et un détails d’un quotidien de survie où satisfaire aux besoins primaires devient la seule chose qui compte. Dans de telles circonstances, tout prend des proportions énormes ; trouver de la nourriture ou aller chercher de l’eau demande un courage infini. « La peur était mon premier sentiment quand j’ouvrais les yeux le matin. Puis la gratitude : je suis toujours en vie. Puis la peur à nouveau. Reconnaissante d’être en vie, j’avais peur d’être en vie. » Les saisons d’anomie vont se succéder, dévastant la capitale et le pays, disloquant les relations sociales, éreintant les populations durant deux guerres civiles et quatorze longues années entre 1989 et 2003. Dans ce monde fracassé, le souffle vital ne s’éteint pourtant jamais totalement car les femmes, toujours elles, parviennent à réinventer sans cesse de nouveaux espaces dans la fuite et l’exil (déplacements et déménagements, d’un quartier à un autre, d’un pays à un autre, Ghana, Sierra Leone…) ou à tisser de nouveaux liens (en accueillant adultes et enfants de la famille élargie ou en errance). Leymah Gbowee narre ainsi les évolutions de ses relations filiales, familiales et, pour la jeune femme qu’elle est devenue, sentimentales. Prise au piège d’une liaison toxique avec un homme dont elle aura plusieurs enfants, elle met des années à se libérer de son emprise et de sa violence, sombrant dans une dépression qui ne dit pas son nom : « La guerre m’avait pris ma maison, ma famille, mon avenir, toutes mes certitudes et aussi la foi qui aurait pu m’aider à trouver un moyen de m’évader. » Un pays en cendres Mais la guerre se révèle aussi le point de départ d’une réflexion essentielle pour Leymah Gbowee. Bien que sans la théoriser ainsi au départ, la ressource qu’elle trouve dans son cercle de sororité familiale va lui inspirer l’idée d’une solidarité élargie à d’autres femmes avec lesquelles elle s’unit pour réclamer un retour véritable à la paix. Enrôlée dans des ONG où elle apprend à mener des groupes de parole, mais aussi la prise de parole en public, elle embrasse progressivement la carrière de militante pour la paix et s’y consacre malgré les sacrifices nécessaires dans sa vie privée. Devenue leader au fil des mois, elle conduit des milliers de femmes de la société civile à s’unir au-delà de leur religion pour s’investir dans l’« action de masse pour la paix ». Leurs initiatives seront spectaculaires : sit-in ininterrompus, grèves conjugales, menace de se dévêtir publiquement – « En Afrique, c’est une terrible malédiction de voir une femme mariée ou âgée se déshabiller » –, et enfin retenue forcée des chefs de guerre à la table des négociations. Grâce aux femmes unies du Liberia, l’ineptie fondamentale et destructrice de la guerre est finalement remise en cause. « Notre action a marqué le début de la fin. Des pourparlers ont vraiment débuté […]. Trois jours plus tard, les chefs des LURD et du Model et les représentants des forces loyales à Taylor ont signé l’accord de paix global d’Accra. » Lire aussi : Leymah Gbowee : « il faut soutenir toutes les féministes » Après une première publication en 2011, Notre force est infinie reparaît en ce début 2023. Ce récit constitue un témoignage poignant autant que précieux en ces temps d’inquiétude mondiale. Leymah Gbowee n’y évoque pas son prix Nobel, mais plutôt les nombreux chantiers à poursuivre après la guerre pour se remettre des traumatismes et reconstruire un pays en cendres. Son livre met en lumière l’importance de l’action des femmes ainsi que leur voix et leur force d’expertes dans la résolution des conflits. Des voix qu’il faudrait savoir entendre pour les prévenir. Notre force est infinie, de Leymah Gbowee (avec Carol Mythers), traduit de l’anglais par Dominique Letellier, préface de Rokhaya Diallo, éd. Belfond, 352 pages, 21 euros. Kidi Bebey



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